Mémorial de Schirmeck : faut-il vraiment un mur de « toutes les victimes » ?
Philippe Richert, président de la région Grand Est, vient de décider l’érection d’un mur sur lequel figurera le nom des victimes alsaciennes et Mosellanes de la deuxième guerre mondiale. On y trouvera donc, entre autres, et côte à côte, ceux des Waffen SS alsaciens, volontaires ou enrôlés de force, celui des victimes juives déportées, ou même ceux d’alsaciens massacrés par les SS, comme à Oradour. Ce mélange des mémoires, qui ont chacune leur histoire, est-il vraiment souhaitable ?
Vu de loin, sans recul historique, une telle mesure mémorielle pourrait apparaître comme un support possible de résilience, comme un juste rappel d’une région qui a terriblement souffert de cette guerre. On peut douter qu’un tel amalgame, qui serait unique en son genre dans le monde, permette d’approfondir la pédagogie du souvenir. Elle mérite au moins un débat de fond.
L’Alsace et la Moselle ont particulièrement souffert de cette période. On ne fera pas de hiérarchie entre les victimes, d’autres régions de France ont aussi eu leur part de souffrance : les grandes villes de Normandie, ravagées inutilement par les bombes alliées, les populations juives des grandes villes de France, Paris, Lyon, Bordeaux, décimées par la déportation, les massacres commis par les nazis, Tulle, Oradour et ailleurs, la population des villes affamée et placée sous un joug dictatorial renforcé par la honte de la collaboration.
La liste est longue, et, avec l’annexion de fait, l’Alsace et la Moselle en ont eu plus que leur triste part. Aux souffrances partagées avec le reste de la France, l’Alsace et la Moselle ont ajouté deux terribles spécificités : l’épuration ethnique massive, du fait de l’expulsion des francophones, l’enrôlement de force dans l’armée allemande de toute une jeunesse au prétexte qu’ils appartenaient à une région « annexée ».
A cette deuxième spécificité s’est ajoutée une conséquence ultimement tragique. Certains de ces enrôlés de force, choisis sur des critères purement morphologiques (puisque les nazis n’ont jamais réussi, et pour cause, à trouver des critères raciaux objectifs), comme la taille et la couleur des cheveux, ont été affectés à des unités de Waffen SS (dont la tristement célèbre division Das Reich, qui a commis de nombreux massacres en France et dans laquelle ont été affectés plus de 6000 alsaciens, près d’un tiers de l’effectif). Et certains d’entre eux ont commis, ici et là, des crimes contre l’humanité.
Cette question, qui est une souffrance aussi pour les descendants des personnes concernées, n’a jamais été comprise à l’extérieur de la Région. Un hommage spécifique doit être rendu aux « malgré-nous », qui tienne compte de la spécificité et de la complexité de leur situation. Un hommage qui n’évite rien, ni de la souffrance et de la mort, ni aussi des responsabilités individuelles.
Avoir été un authentique enrôlé de force, sous la menace, y compris de la déportation des familles, ne dispense en rien de la responsabilité (morale puisque la juridique n’existe plus depuis l’amnistie de 1953) des actes commis par certains.
Un monument pour les malgré-nous, oui, il le faut. Oui, il est temps. Avec toute la pédagogie nécessaire pour restituer la complexité de leur situation. Et sans rien omettre.
Mais le projet de Philippe Richert est d’une autre nature. Sans débat, en quasi catimini, sans que l’avis des familles n’ait été sollicité et sans qu’elles en soient informées, il fait coexister sur ce mur, tous les noms.
Ce regroupement de « toutes les victimes », pose effectivement de nombreuses questions, quand il ne suscite pas l’incompréhension. Ces victimes ont commencé à être recensées sur le site http://memoires.region-alsace.eu/frontoffice/occidentales/recherche.aspx. Elles y sont regroupées en 5 catégories : « Incorporé dans l’armée française », « incorporé de force dans la Wehrmacht », « victime civile pour faits de guerre », interné/déporté politique ou résistant », « interné/déporté racial ».
On pourra s’interroger sur la pertinence de cette dernière notion de « race », qui n’est plus vraiment, c’est le moins que l’on puisse dire, à l’ordre du jour. On pourra s’étonner aussi de l’absence d’une mention « incorporé de force dans les Waffen-SS », unités de combat qui n’appartiennent pas à la Wehrmacht. Une question reste en suspens, les engagés volontaires dans la Wehrmacht ou dans les Waffen-SS figurent-ils sur cette liste et dans quelle catégorie ?
Que l’on y trouve ensemble sur un même monument les soldats des armées régulières des deux camps ne poserait peut-être pas de problème. Ils ont payé le prix du sang pour reposer ensemble afin d’inaugurer une nouvelle fraternité. Y faire figurer dans le même espace les victimes civiles, notamment résistants, déportés juifs et tziganes pose par contre un tout autre problème.
Il n’y aura d’ailleurs sur ce mur que les noms et leur date de naissance, sans autre mention. La raison de cette élusion drastique est simple : imagine-t-on un nom portant la mention « déporté parce que juif » suivant par ordre alphabétique un nom portant la mention « mort sous l’uniforme SS » ?
Pourtant ces mentions absentes sur le mur hurleront une coexistence insoutenable pour beaucoup, et en premier lieu pour les victimes « déportées de force ». Ce qu’ici, localement, nous pourrions comprendre et faire comprendre au prix d’un immense effort de pédagogie historique, sera de toute façon inaudible une fois passées les limites de l’Alsace-Moselle.
La réputation de la région risque d’en être encore plus brouillée. Elle renverra l’image d’une culture du déni grâce à l’amalgame des victimes, plus que celle d’une véritable préoccupation mémorielle, qui oblige toujours, elle, à la vérité, quel qu’en soit le prix.
Philippe Breton
ovipal
28 février 2017
Ce texte est une nouvelle version, actualisée, de l'article publié le lundi 27 février 2017 et qui est reproduit ci-après :
Philippe Richert, président de la région Grand Est, vient de décider, dans une relative discrétion, l’érection, sur le site du Mémorial de Schirmeck, d’un mur sur lequel figureront, sans autre mention que leur date de naissance, les noms des différentes victimes alsaciennes et lorraines de la guerre 39-45.
Par victimes, on entend, dans ce projet, les civils, par exemple tués du fait des bombardements alliés, les déportés, du fait de leur origine ou d’actes de résistance, les militaires tués au combat, sous l’uniforme français ou sous l’uniforme allemand[1].
Vu de loin, sans recul historique, une telle mesure mémorielle apparaît comme un support possible de résilience, comme un juste rappel d’une région qui a terriblement souffert de cette guerre.
Ce mur pose néanmoins, sous cette forme, de multiples problèmes, à la fois pour certaines victimes, qui s’estimeront une fois de plus malmenées, et pour l’image de la région, qui une fois de plus risquerait d’être incomprise, voire stigmatisée par une décision pour le moins maladroite.
L’Alsace et la Moselle ont particulièrement souffert de cette période. On ne fera pas de hiérarchie entre les victimes, d’autres régions de France ont aussi eu leur part de souffrance : les grandes villes de Normandie, ravagées inutilement par les bombes alliées, les populations juives des grandes villes de France, Paris, Lyon, Bordeaux, décimées par la déportation, les massacres commis par les nazis, Tulle, Oradour et ailleurs, la population des villes affamée et placée sous un joug dictatorial renforcé par la honte de la collaboration.
La liste est longue et, avec l’annexion de fait, l’Alsace et la Moselle en ont eu plus que leur triste part. Aux souffrances partagées avec le reste de la France, l’Alsace et la Moselle ont ajouté deux terribles spécificités : l’épuration ethnique massive, du fait de l’expulsion des francophones, l’enrôlement de force dans l’armée allemande de toute une jeunesse au prétexte qu’ils appartenaient à une région « annexée ».
A cette deuxième spécificité s’est ajoutée une conséquence ultimement tragique. Certains de ces enrôlés de force, choisis sur des critères purement morphologiques (puisque les nazis n’ont jamais réussi, et pour cause, à trouver des critères raciaux objectifs[2]), comme la taille et la couleur des cheveux, ont été affectés à des unités de Waffen SS (dont la tristement célèbre division Das Reich, qui a commis de nombreux massacres en France et dans laquelle ont été affectés des milliers d’alsaciens). Et certains d’entre eux ont commis, ici et là, des crimes contre l’humanité.
Cette question, qui est une souffrance aussi pour les descendants des personnes concernées, n’a jamais été comprise à l’extérieur de la Région. Un hommage spécifique doit être rendu aux « malgré-nous », qui tienne compte de la spécificité et de la complexité de leur situation. Un hommage qui n’évite rien, ni de la souffrance et de la mort, ni aussi des responsabilités individuelles.
Avoir été un authentique enrôlé de force, sous la menace, y compris de la déportation des familles, ne dispense en rien de la responsabilité individuelle des actes commis par certains[3].
Un monument pour les malgré-nous, oui, il le faut. Oui, il est temps. Avec toute la pédagogie nécessaire pour restituer la complexité de leur situation. Et sans rien omettre.
Mais le projet de Philippe Richert est d’une autre nature. Sans débat, en quasi catimini, sans que l’avis des familles n’ait été sollicité et sans qu’elles en soient informées, il fait coexister sur ce mur, toutes les victimes. Que l’on y trouve ensemble les soldats des deux camps ne poserait peut-être pas de problème. Ils ont payé le prix du sang pour reposer ensemble afin d’inaugurer une nouvelle fraternité. Y faire figurer dans le même espace les victimes civiles, notamment résistants, déportés juifs et tziganes pose par contre un tout autre problème.
Il n’y aura d’ailleurs sur ce mur que les noms et leur date de naissance, sans autre mention. La raison de cette élusion drastique est simple : imagine-t-on un nom portant la mention « déporté parce que juif » suivant par ordre alphabétique un nom portant la mention « mort sous l’uniforme SS » ?
Pourtant ces mentions absentes sur le mur hurleront une coexistence insoutenable pour beaucoup, et en premier lieu pour les victimes « déportées de force ». Ce qu’ici, localement, nous pourrions comprendre et faire comprendre au prix d’un immense effort de pédagogie historique, sera inaudible une fois passées les limites de l’Alsace-Moselle.
La réputation de la région risque d’en être encore plus brouillée. Elle renverra l’image d’un souci du déni grâce à l’amalgame des victimes, plus que celle d’une véritable préoccupation mémorielle, qui oblige toujours, elle, à la vérité, quel qu’en soit le prix.
Philippe Breton
Ovipal
27 Février 2017
[1] Ces victimes ont commencé à être recensées sur le site http://memoires.region-alsace.eu/frontoffice/occidentales/recherche.aspx
Elles y sont regroupées en 5 catégories : « Incorporé dans l’armée française », « incorporé de force dans la Wehrmacht », « victime civile pour faits de guerre », interné/déporté politique ou résistant », « interné/déporté racial » . On pourra s’interroger sur la pertinence de cette dernière notion de « race », qui n’est plus vraiment à l’ordre du jour. On pourra s’étonner aussi de l’absence d’une mention « incorporé de force dans les Waffen-SS », unités de combat qui n’appartiennent pas à la Wehrmacht. Une question reste en suspens, les engagés volontaires dans la Wehrmacht ou dans les Waffen-SS figurent-ils sur cette liste et dans quelle catégorie ?
[2] Pour être très clair sur ce point précis : lorsque les nazis édictèrent les « lois » raciales de Nuremberg afin de discriminer puis d’évacuer les allemands juifs de la vie publique et de la plupart des emplois, ils buttèrent sur les conditions d’applications. Malgré leur demande aux scientifiques et aux médecins de fournir des critères biologiques ou génétiques permettant de définir l’appartenance d’une personne à la « race juive », ceux-ci furent impuissants à en trouver. Et pour cause, il n’y a, sur le plan génétique comme sur tous les autres plans, qu’une seule race : homo sapiens, à laquelle tous les hommes appartiennent. Les décrets d’application des lois de Nuremberg déterminèrent la judéïté à partir… de la religion des grands-parents !
[3] Sur les terrains des nombreux crimes de masse et des génocides commis pendant et depuis la seconde guerre mondiale, les membres des unités d’exécuteurs qui refusaient de tuer étaient très rarement, sinon jamais, punis, à l’exception du cas du Rwanda. Ces nombreux cas, y compris pour les unités de tueurs SS, ont été documentés dans mon ouvrage Les refusants, comment on refuse de devenir un exécuteur, La découverte, 2009
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